FOCUS | Recrudescence des cas de COVID-19 en Polynésie française : le tourisme n’est pas coupable !

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Sylvain Petit, Maître de conférences en sciences économiques, habilité à diriger les Recherches à l’Université de la Polynésie française.

 

Directeur du département Droit Économie Gestion et responsable pédagogique de la licence professionnelle management des organisations hôtelières et touristiques en Polynésie française

 

Recrudescence des cas de COVID-19 en Polynésie française : le tourisme n’est pas coupable !

 

Depuis le 31 juillet dernier et en l’espace de moins de deux semaines, plus de 80 cas de COVID-19 ont été décelés en Polynésie française, alors qu’une soixantaine de cas avaient été détectés et éradiqués pendant les trois mois de fermeture de frontières (fin mars à fin juin), en partie grâce à un confinement strict et sévère du territoire. Les conséquences économiques de ces restrictions à la mobilité interne et internationale ont engendré une baisse d’activité inédite (de 34 % au premier semestre selon une estimation de l’ISPF[1]) et elles commencent à se faire ressentir maintenant car les aides publiques massives ont permis de soutenir les entreprises et leurs employés dans un premier temps. Si une nouvelle période de confinement semble être écartée pour pallier cette recrudescence virale, d’autres propositions ont été présentées au gouvernement par une délégation syndicale le 12 août 2020. Un membre de cette délégation a d’ailleurs déclaré : « Le gouvernement veut sauver le tourisme, 15 % de l’économie, mais il met en péril les 85 % restants ». L’une de ces propositions serait donc d’imposer une quatorzaine à l’arrivée des vols internationaux[2], ce qui provoquerait très certainement l’arrêt total du tourisme. En effet, les touristes qui se déplacent ont une contrainte de temps à respecter. Et si celle-ci devait augmenter aussi fortement dans un contexte où la durée de séjour en 2019 d’un américain était de 10 jours et que celle d’un français était de 26 jours (en raison du tourisme affinitaire)[3], rares seront alors les aventuriers qui accepteront de venir dans ces conditions. Par conséquent, les hôtels, les pensions de familles et les prestataires de services touristiques (mais aussi Air Tahiti pour certaines lignes aériennes) devront de nouveau envisager d’arrêter leurs activités.

Cette proposition, si elle peut sembler être de bon sens sanitaire, serait une catastrophe pour l’économie et la société polynésienne. Il est d’abord utile de rappeler que, selon la veille sanitaire, les cas importés sont relativement peu nombreux et concernent assez peu les touristes. Par conséquent, ce n’est pas l’ouverture des frontières qui provoque cette recrudescence mais le non-respect des gestes barrières car la contagion s’effectue par des événements divers mêlant résidents et nouveaux arrivants. D’ailleurs, il suffit de constater que la touriste détectée positive au COVID-19 sur le bateau de croisière Paul Gauguin a contaminé très peu de personnes, en comparaison aux autres clusters apparus (où les touristes n’étaient pas présents semble-t-il).

Le tourisme : le moteur de l’économie locale

Le procès fait à l’ouverture des frontières pour le tourisme international selon lequel il serait responsable de la mauvaise santé de l’économie locale est hors sujet, voir contre productif. La Polynésie française est une (très) petite économie insulaire avec un niveau de développement économiquement élevé (comme l’expliquent les ouvrages de mon collègue Bernard Poirine, suite à la mise en place du CEP). La production locale et la croissance « endogène » ne seront probablement jamais en capacité d’alimenter les besoins économiques du territoire à moins d’accepter un appauvrissement substantiel. En effet, après la fonction publique, le secteur du tourisme est le principal secteur en termes d’emplois. Afin de créer de la richesse, notamment pour nos besoins sanitaires, mais aussi pour les besoins d’éducation, de sécurité, d’alimentation, et autres, il est nécessaire de se tourner vers l’extérieur. Les économies insulaires sont trop petites pour se permettre de vivre en autarcie. La diversification de l’économie permettant le développement de la consommation et de la production n’est pas possible de manière endogène. D’ailleurs, il suffit de comparer les économies internationales pour comprendre que la compétitivité d’un pays est un sujet fort complexe (et consulter l’excellent ouvrage de Bellone et Chiappini[4] qui peut aider). Les petites économies ont tendance à être très ouvertes vers l’extérieur (Singapour, Luxembourg sont les exemples les plus marquants). L’isolement des petites économies insulaires a tendance à amplifier ce besoin de s’ouvrir vers l’extérieur. En effet, ces économies n’ont pas les caractéristiques géographiques et humaines pour permettre de développer à moindre coût les biens et services dont ont besoin les consommateurs et les entreprises locaux. De cette manière, ces économies ont tendance à « miser » sur quelques secteurs à développer et à exporter. La Nouvelle-Calédonie (souvent comparée à tort pour ses performances touristiques et son ouverture ou non des frontières avec la Polynésie française) a des ressources de nickel dont elle dépend très fortement. Du fait de la taille de ces petites économies insulaires, les ressources sont rares. La Polynésie, après le CEP, a fait le choix stratégique de miser son développement économique sur le tourisme. À ce jour, le tourisme est le seul secteur suffisamment important pour lequel la Polynésie a un avantage comparatif (étant donné ses dotations) et pour lequel elle arrive à gagner des recettes substantielles provenant de l’étranger (65 millions de francs en 2018 selon l’ISPF[5]). On peut regretter ce manque de diversification et pourquoi pas essayer de développer d’autres filières pour l’avenir (perle, pêche, etc.) mais les faits sont là : à l’heure actuelle, seul le tourisme est capable de fournir des recettes en provenance de l’étranger à un niveau d’environ 10-15% du PIB de la Polynésie française. Il est sûr que les recettes touristiques 2020 (et des années à venir comme 2021 du moins) seront très affaiblies par rapport aux recettes passées ; mais il serait dangereux d’aggraver encore plus cette baisse. D’ailleurs, en cas de refermeture d’hôtels, il n’est pas certains que ces derniers puissent rouvrir un jour. Il convient d’ailleurs de se féliciter des réouvertures en cette période compliquée marquée par une demande touristique aussi faible et des taux de remplissage ne dépassant pas les 50%.

Par conséquent, ces ouvertures sont un signal du besoin urgent de faire « fonctionner la machine » car les hôtels doivent faire face à des frais fixes (salaires, entretiens, redevances, etc.) déjà élevés.

Le poids du tourisme est sous-estimé

L’impact du tourisme dans une économie fait l’objet de nombreuses études dans la littérature académique. L’ISPF[6] a récemment publié une analyse du poids du tourisme dans l’économie locale[7] et conclut que la valeur ajoutée du tourisme international est égale à 7,3% du PIB et celle du tourisme résident à 0,4% du PIB (effets directs).

Le secteur de l’hôtellerie-restauration représente aussi 12% de l’emploi total du territoire[8]. À cela, il faut ajouter les emplois dans le secteur de l’aérien et dans les diverses prestations touristiques. Pour comprendre l’impact du tourisme sur l’économie, on peut utiliser l’image ci-dessous d’un iceberg.

  • La partie visible est ce qu’on peut mesurer (les emplois directs) et la partie immergée (bien plus grande) concerne ce qu’on ne peut pas mesurer : emplois indirects et emplois induits.
  • Les emplois indirects correspondent aux emplois reliés indirectement au secteur du tourisme. Ce sont des emplois créés par les entreprises non touristiques qui fournissent des biens ou des services aux entreprises touristiques (ex. carburant pour les compagnies aériennes, produits agricoles et boissons pour les restaurants, etc.).
  • Les emplois induits concernent les emplois créés (parfois sans lien avec la filière tourisme) lorsque les bénéficiaires (ménages) des effets directs et indirects dépensent leurs revenus dans le pays, ce qui génère des revenus supplémentaires dans l'économie (fameux principe multiplicateur). Par conséquent, le tourisme agit comme une forme de demande importée, stimulant par effet multiplicateur une économie.

Aux îles Fidji, selon le WTTC[9], le tourisme contribuait directement, indirectement et de manière induite aux emplois locaux à hauteurs respectives de 12,5%, 15,5% et 7,5%. Par conséquent, pris dans son ensemble, le tourisme contribue à hauteur de 35,5% des emplois fidjiens (et non 12,5% si on se contente de prendre les emplois directs). En Polynésie, le tourisme impacte quatre branches (transport, hôtellerie-restauration, commerce, services aux particuliers) qui représentent 27% du PIB (effets indirects), sans compter les effets induits. Il n’est donc pas exact de dire que le tourisme représente 15% de l’économie. Et en sauvant le tourisme, on aura sauvé d’autres parties de l’économie de la Polynésie.

Iceberg avec à sa surface les emplois directs liés au tourisme et immergés : les emplois induits et emplois indirects.

 

Une prescription non létale recommandée

La crise de la pandémie covid-19 est inédite et elle affaiblit tous les secteurs de l’économie mondiale et plus particulièrement le tourisme. En effet, les conséquences, à la fois sur la demande mais aussi sur l’offre, vont être particulièrement sévères, comme le prédisent les organismes internationaux tels que l’UNWTO (Organisation Mondiale du Tourisme). Le tourisme est malade. C’est un fait pour la Polynésie française mais aussi pour toute l’économie mondiale. Personne ne pouvait le prédire. C’est un secteur qui doit se relever et profiter de cette période pour améliorer son efficacité économique, sociale et environnementale. Les bénéfices du tourisme sont toujours difficiles à évaluer mais les conséquences de son affaiblissement seront facilement visibles pour les emplois, la santé et le niveau de vie de la population locale. Le tourisme est pour ainsi dire la cause économique commune de la Polynésie puisque c’est notre meilleur étendard international. En ces temps de patriotisme pour nos produits locaux, ne pas vouloir l’aider reviendra de manière directe ou indirecte ou induite à affaiblir toute l’économie locale. Donc plutôt que de chercher à euthanasier le seul secteur de l’économie polynésienne pouvant nous aider à faire face à la récession en cours, il est vivement recommandable d’essayer de le soigner et de l’aider pour commencer…

* Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur(s) auteur(s) et ne correspondent pas nécessairement à celles de l’UPF ou du CETOP.

[1] Te Avei’a - T1 2020 - Fort impact de la crise sanitaire sur l’économie locale. Points conjoncture de la Polynésie française n°1208, ISPF, http://www.ispf.pf/docs/default-source/publi-pc-te-aveia/1208-pc-te-aveia-2020-t1.pdf

[2] https://www.presidence.pf/rencontre-avec-les-partenaires-sociaux/

[3] http://www.ispf.pf/themes/SystemeProductif/Tourisme/Publications.aspx

[4] Bellone F. et Chiappini R. (2016), La compétitivité des pays, Editions La Découverte, Collection Repères

[5] Les dépenses des touristes internationaux en 2018, Points Etudes et Bilans de la Polynésie française n°1189, ISPF, http://www.ispf.pf/docs/default-source/publi-pf-bilans-et-etudes/peb-12-2019-1189-depenses-touristiques-2018.pdf

Voir aussi : Dépenses des touristes dans l'hébergement terrestre en 2018, Points Etudes et Bilans de la Polynésie française n°1194, http://www.ispf.pf/docs/default-source/publi-pf-bilans-et-etudes/peb-01-2020-1194-d%c3%a9penses-des-touristes-dans-l'h%c3%a9bergement-terrestre-en-2018.pdf

[6]ISPF : Institut de la Statistique de Polynésie française

[7] PC Tourisme - T2 2020 - Poids du tourisme dans l’économie locale, n°1209, http://www.ispf.pf/docs/default-source/publi-pc-tourisme/1209-pc-tourisme-2020-avril-juin.pdf

[8] Bilan de l’emploi en 2018, Points Etudes et Bilans de la Polynésie française n°1198, http://www.ispf.pf/docs/default-source/publi-pf-bilans-et-etudes/peb-05-2020-1198-bilan-emploi-2018.pdf

[9] WTTC, Tourism and Travel – Economic Impact, Fiji, 2018.