FOCUS | L’optimisation du portefeuille de marchés touristiques émetteurs pour la Polynésie française

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La Polynésie française doit envisager de nouvelles approches pour relancer le tourisme. Si le tourisme interne est mis en avant, cette forme de tourisme ne suffira pas, la stratégie devra prendre en compte une ouverture à l’international.

 

FOCUS : L’optimisation du portefeuille de marchés touristiques émetteurs pour la Polynésie française

 

Yann Otcenasek, doctorant en sciences économiques à l’Université de la Polynésie française. *

Jean-Claude Oulé, Professeur agrégé d’Économie et Gestion à l’Université de la Polynésie française. Diplômé d’expertise comptable. *

Sylvain Petit, Maître de conférences en sciences économiques, habilité à diriger les Recherches à l’Université de la Polynésie française. *

 

 

Publié le 02/06/2020

 

En 2019, la Polynésie a accueilli 236 642 touristes selon les chiffres de l’ISPF, soit une hausse de 9,4% par rapport à 2018. L’année 2020 risque de présenter beaucoup de difficultés et de défis pour les différents acteurs du tourisme, notamment parce que l’épidémie du coronavirus a entraîné la fermeture des frontières des pays du monde entier. Il s’agit d’une situation inédite où du jour au lendemain, les pays récepteurs se sont retrouvés sans aucun touriste et ce sont les destinations insulaires spécialisées dans le tourisme qui se retrouvent en plus grande difficulté. L’Organisation Mondiale du Tourisme a présenté des prévisions pour 2020 : en supposant une levée progressive des restrictions pour les voyages internationaux à partir de juillet, les arrivées de touristes internationaux diminuent de 58%. Dans le pire des cas, c’est-à-dire un assouplissement des restrictions à partir de décembre, cela entraînerait une diminution des arrivées de touristes de 78%.

Pour faire face à la crise, les pays et gouvernements ont commencé à présenter des mesures de relance économique comme par exemple des aides et des prêts bonifiés pour la France ou des subventions pour stimuler le tourisme intérieur pour le Japon. D’autres pays étudient de nouvelles approches : la semaine de 4 jours pour la Nouvelle-Zélande, le financement à 50% du billet d’avion et d’une partie des nuitées d’hôtels pour la Sicile.

La Polynésie française pourrait envisager de nouvelles approches pour relancer l’économie locale. Ce qui est sûr, c’est que le tourisme interne est mis en avant. Mais cette forme de tourisme ne suffira pas, la stratégie devra prendre en compte une ouverture à l’international. Et quelques questions subsistent : dans quels marchés la Polynésie devrait-elle investir ? Et pour quelles raisons ? Il s’avère que si on devait faire un choix la clientèle française est à notre sens à privilégier.

 

 

La volatilité des marchés émetteurs : une analogie avec la gestion de portefeuille de titres

 

Dans un premier temps, on peut s’aider d’une décomposition des marchés touristiques de la Polynésie française. En 2019, la plus grosse part des touristes provenait d’Amérique du Nord, avec 40,8% de parts de marché (96 740 touristes, dont 88 782 des États-Unis) et restaient en moyenne 10,1 jours en hébergement marchand. Les touristes français, quant à eux, représentaient 25,5% de parts de marché (soit 60 382 touristes) et restaient en moyenne 21,5 jours. Enfin, le troisième marché plus important est le marché européen (hors France) qui représentait 13,7% de parts et cette clientèle restait en moyenne 13,4 jours.

 

Chacun de ces marchés réagit différemment à l’évolution du marché touristique global en fonction de sa volatilité qui peut être définie comme la sensibilité d’un marché donné à l’évolution du marché global. La gestion de portefeuille recommande d’investir dans des valeurs offensives qui progressent plus que le marché global lorsque celui-ci est porteur. Mais un portefeuille doit toujours contenir des valeurs défensives dont on augmente la part en période de baisse du marché parce que ces valeurs baissent moins que le marché. La détention de ces valeurs dans un portefeuille permet d’atténuer les pertes en cas de crise alors que la détention de valeurs offensives permet d’amplifier les gains en cas de reprise. Pour chaque titre, les analystes financiers calculent un coefficient de volatilité nommé bêta. Nous avons calculé le bêta des principaux marchés émetteurs de touristes vers la Polynésie française en utilisant les données de l’enquête de fréquentation touristique effectuée par l’ISPF réalisée chaque année (2007 à 2019). Notre indicateur s'interprète de la manière suivante : une valeur faible caractérise une valeur défensive qui amortit les effets d’une crise ; une valeur plus élevée caractérise une valeur offensive dans laquelle on investit lorsque les marchés repartent.

 

Tableau 1 : Volatilité des marchés touristiques émetteurs

 

Amérique du nord

0,51

France

0,25

Pacifique

0,10

Europe (hors France)

0,09

Asie

0,04

  • ·   Le marché américain est très volatile : c’est une valeur offensive vers laquelle il faut accentuer la communication quand le marché global redémarre.
  • ·      Le marché français est deux fois moins volatile que le marché américain, ce qui doit permettre d’amortir les effets de la crise compte tenu de son volume car ce marché devrait baisser moins que le marché global. Il est donc important de maintenir le lien avec ce marché aussi bien en termes de communication que de transport pendant la période de crise et de « recovery ».
  • ·    Les autres marchés (Europe hors France, Pacifique, Asie) sont très peu volatiles : ils constituent d’excellentes valeurs défensives sur lesquelles on devrait pouvoir compter pour atténuer la baisse du marché global à condition qu’ils ne soient pas contraints par les mesures ou les craintes sanitaires et les capacités de transport.

Ces résultats rejoignent ceux de Botti et al (2020) publiés dans la revue Tourism Economics . Dans cet article, les auteurs proposent une approche de mesure “moyenne-variance” pour identifier un “portefeuille optimal” de touristes (selon leurs provenances) pour la Polynésie française, à travers les données d’arrivées touristiques entre 2014 et 2017. Les auteurs simulent trois formes de décision optimale : risk lover (la destination cherche à maximiser le rendement) ; risk adverse (la destination cherche à minimiser le risque) et une situation intermédiaire.

Ces résultats montrent que la clientèle nord-américaine est surreprésentée dans le portefeuille de la destination (et inversement pour la clientèle chinoise et européenne). Pour la France, la destination doit investir sur cette clientèle si elle souhaite minimiser le risque et à l’inverse, le poids de cette clientèle doit être moindre si on souhaite privilégier le rendement au détriment du risque.

 

Tableau 2 : Portefeuilles optimaux pour le tourisme en Polynésie française (Botti et al., 2020)

 

 

Real portfolio in 2017

Risk adverse decision-maker

Neutral decision-maker

Risk lover decision-maker

Africa

0.21%

0.13%

0.13%

0.13%

Central America

0.38%

0.30%

0.30%

0.30%

North America

28.77%

15.42%

15.42%

15.42%

South America

3.72%

7.47%

2.49%

2.49%

China

2.63%

11.14%

23.95%

28.32%

Japan

4.81%

3.85%

3.85%

3.85%

Europe

4.81%

12.27%

12.27%

12.27%

France

33.69%

42.99%

35.16%

30.80%

Total Pacific

10.16%

6.33%

6.33%

6.33%

Middle East

0.28%

0.09%

0.09%

0.09%

 

Par conséquent, on comprend qu’en période actuelle où nous avons stoppé les flux touristiques, pour un redémarrage non risqué financièrement, la clientèle française (mais aussi européenne et chinoise) est à privilégier.

 

 

Pourquoi les touristes viennent-ils ?

 

Afin de comprendre pourquoi les touristes internationaux viennent dans une destination (et en Polynésie française notamment), on peut s’aider de plusieurs travaux sur les modèles dits “gravitaires”. Ces modèles reposent sur une conception proche de la loi de gravitation de Newton selon laquelle l’attraction entre deux corps (planètes) est proportionnelle à leurs masses et inversement proportionnelle à la distance les séparant. Les économistes ont élaboré des modèles de gravité pour le commerce international, puis pour le tourisme, afin de mesurer les effets sur les flux touristiques des variables suivantes, entre autres :

·         Les niveaux de PIB des marchés émetteurs et de la destination (c’est-à-dire, les poids économiques qui engendrent la demande et l’offre de services touristiques)

·         Le “prix relatif de la destination” (c’est-à-dire la différence du coût de la vie entre les destinations, dont le taux de change est un élément important)

·         La distance entre la destination et le marché émetteur

De cette manière, on comprend bien pourquoi les touristes américains sont si nombreux en Polynésie française (PIB élevé et une distance relative plutôt faible). De plus, le poids des touristes européens peut aussi se comprendre grâce à la stabilité du taux de change entre l’euro et le franc CFP. Mais ces variables ne nous permettent pas de comprendre pourquoi le poids des touristes australien, néo-zélandais, japonais est si faible et à l’inverse pourquoi le poids des touristes français est si élevé. Deux travaux récents (Dropsy et al., 2020 et Petit et Seetaram, 2019) aident à comprendre ce fait. La première étude a montré que l’isolement de certaines destinations insulaires telles que la nôtre est un facteur aggravant, mais qui peut être en partie contrebalancé par la proximité linguistique et institutionnelle entre la destination et le marché émetteur. La seconde étude, sans faire la distinction entre les économies insulaires et continentales, montrent que les liens linguistiques, historiques et culturels sont des leviers de demande touristique tout aussi important que les éléments “classiques” (PIB, prix, distance). De cette manière, on s’aperçoit donc bien que les touristes français sont très importants pour la destination. Certes, ce marché émetteur est très éloigné mais le taux de change fixe, la proximité linguistique, historique et institutionnelle sont des éléments déterminants et assurant une demande stable et forte. Il s’agit d’une demande plus captive et simple à attirer. Et comme nous l’expliquions plus haut, il s’agit d’une clientèle peu risquée, ce qui démontre bien que dans la phase de redémarrage touristique, il s’agira d’une clientèle à privilégier très fortement en termes de campagne marketing. Si la clientèle américaine est vitale pour le secteur hôtelier, il faut bien comprendre que cette demande sera instable et que de nombreuses opportunités sont à prendre sur les marchés chinois et européens.

 

* Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur(s) auteur(s) et ne correspondent pas nécessairement à celles de l’UPF ou du CETOP.