FOCUS | Le tourisme à Hawaii et en Polynésie française face à la crise sanitaire

Honolulu (David Mark / Pixabay)

Hawaii et la Polynésie française présentent d’importantes similarités, mais également des différences significatives, notamment du point de vue économique et pour le secteur du tourisme.

 

Le tourisme à Hawaii et en Polynésie française face à la crise sanitaire

Vincent DROPSY, Ph.D, Professeur des universités en sciences économiques à l’Université de la Polynésie française*

Publié le 18/05/2020
 

Hawaii[1] et la Polynésie française présentent d’importantes similarités, mais également des différences significatives, notamment du point de vue économique et pour le secteur du tourisme.

Une comparaison de ces deux destinations[2] faisait apparaître, avant qu’elles ne subissent un premier choc dû à la grande récession de 2009, que le niveau de vie était environ deux fois plus élevé à Hawaii qu’à Tahiti, malgré des transferts publics nets par habitant plus massifs pour la collectivité d’outre-mer française (presque un quart du PIB en moyenne lors des deux dernières décennies[3]). Le cinquantième État américain a par contre un secteur touristique beaucoup plus développé : en 2019, selon mes estimations, les 10,3 millions de visiteurs (soit 7,3 touristes par habitant) ont généré des recettes touristiques équivalentes à 18,6% du PIB hawaiien[4] alors que les 236 642 visiteurs (soit 0,8 touristes par habitant) séjournant à Tahiti et dans ses îles ne représentaient que 11,2% du PIB polynésien[5]. Autrement présenté, ces recettes d’exportations de services touristiques rapportent environ 12 500 dollars par résident à Hawaii et seulement 2 400 dollars par habitant en Polynésie française[6]. Des facteurs handicapant Tahiti par rapport à Hawaii, tels que son éloignement plus grand des marchés émetteurs de touristes (Etats-Unis, Europe, etc.), des économies d’échelle plus réduites et des politiques protectionnistes augmentant les coûts de production, des différences linguistiques et monétaires avec les marchés avoisinants du Pacifique, expliquent en grande partie cette moindre performance du secteur touristique de la Polynésie française[7].

Ceci dit, ce qui est un avantage en temps normal pourrait se révéler un handicap en temps de crise. Dans le court terme, il est probable que la place plus importante du secteur touristique à Hawaii engendre une perte d’emplois plus brutale qu’à Tahiti (mais moins sévère qu’à Bora Bora). Ainsi, l’institut de recherche UHERO[8] publie régulièrement sur son site des études et prévisions économiques[9], et plus récemment une série d’articles sur la crise sanitaire et ses conséquences sur la vie à Hawaii. Il semble utile de les examiner pour en tirer quelques enseignements sur la maîtrise de l’épidémie en milieu insulaire, sur l’impact économique de la crise sanitaire dans le court terme, et sur des scénarios possibles pour en sortir ainsi que des stratégies pour le secteur touristique dans le long terme.

 

Maîtriser l’épidémie et procéder à un déconfinement dans un milieu insulaire

 

À ce jour, Hawaii a détecté 629 cas, dont 81 ont requis une hospitalisation et 17 n’ont pas survécu[10]. En proportion de la population comptant 1,4 million de résidents, les taux d’infection et de mortalité sont désormais les plus bas des États-Unis, a déclaré David Ige, le gouverneur de l’État hawaiien, en défendant sa décision d’un déconfinement graduel le 7 mai[11]. Il est intéressant de noter que la période de « lockdown » ordonné par le gouverneur commence le 25 mars, soit seulement 4 jours après le début du confinement exigé par le haut-commissariat et la présidence de la Polynésie française.

De même, la Polynésie semble avoir bien réussi à juguler l’épidémie de COVID-19, puisqu’aucun décès n’est à déplorer et que seule une soixantaine de cas d’infection ont été détectés, qui sont presque tous guéris et dont une poignée seulement est encore sous surveillance.

Il semble donc que ces décisions précoces au début de l’épidémie ont été plus efficaces que les mesures prises plus tardivement sur le « mainland » et en hexagone par rapport à la dynamique de leur courbe d’infection. Il est vrai qu’il est plus facile en fermant les frontières d’un petit territoire insulaire de contrôler les infections provenant de l’extérieur.

La difficulté est désormais d’éviter une seconde vague lors de la transition vers le déconfinement. L’institut UHERO a recommandé d’augmenter le mécanisme de dépistage, qui est déjà massif à Hawaii (à des taux similaires à ceux de la Corée du Sud, relativement à la taille de la population), avant d’ouvrir les frontières aux visiteurs, et traquer les contacts afin d’isoler rapidement les nouveaux foyers d’infection, en attendant la découverte d’un vaccin[12]. Il est néanmoins probable que les touristes ne reviennent pas en masse avant plusieurs mois, et le déconfinement progressif permettra dans un premier temps une reprise de l’activité économique dans les secteurs non touristiques, soit environ 80% de l’économie hawaiienne, afin de limiter ses énormes pertes en 2019.

 

Estimer l’impact économique initial de la crise du coronavirus

 

Le coût économique du confinement et de la fermeture des frontières, qui ont conduit à l’arrêt total des activités touristiques ainsi qu’à une perte d’activité d’environ moitié dans les secteurs privés, en particulier les services marchands, est estimé à un 3 points de PIB par mois de confinement total en Polynésie française[13]. Dans un entretien avec le Président de la République, le Président de la Polynésie française Edouard Fritch a estimé à 120 milliards de Fcfp, soit environ 20% du PIB, les besoins financiers du gouvernement pour faire face à la crise[14]. Le patronat polynésien a établi une fourchette du même ordre de 100 et 145 milliards de Fcfp, pour la perte du chiffre d’affaires en 2020[15]. Pour donner un ordre de grandeur de la brutalité et l’ampleur du choc, cette chute du PIB en quelques mois est deux fois plus sévère que celle due à la « grande récession » de 2009 à 2013, qui a fait perdre 10% du niveau de vie à la population polynésienne, qu’elle n’a toujours pas regagné après une décennie[16]. Il est difficile de prédire les effets de la crise sur le chômage, en l’absence d’indemnités. Cependant, il est utile de rappeler que le taux de chômage avait doublé suite à la crise de 2009.

La situation économique à Hawaii est également très préoccupante. Sherry Menor-McNamara, présidente de la chambre de commerce d’Hawaii, évoque 194 000 nouvelles demandes d’allocation chômage, soit 29,1% de la population active[17], alors que le taux de chômage n’était que de 2,7% avant le début de la crise sanitaire.  L’institut UHERO, en collaboration avec la chambre de commerce et une douzaine d’associations sectorielles, a rapidement effectué une enquête d’opinion auprès de 623 PME[18], qui ont déclaré devoir s’être séparés de 220 000 collaborateurs durant les quatre premiers mois de 2020, ce qui ferait exploser le chômage à un taux précédemment inimaginable d’environ 35%. L’intérêt de cette enquête est également de distinguer les secteurs d’activité les plus touchés par ces pertes d’emploi (-82% dans les arts et spectacles, -77% dans l’hôtellerie et dans le commerce de détail, -54% dans la restauration, etc., mais seulement -10% dans les services professionnels, scientifiques et techniques, -1% dans la finance et l’assurance). La bonne nouvelle est que 60% des chefs d’entreprise anticipent réintégrer immédiatement leurs effectifs dès que la situation sanitaire sera sûre. Cependant, un quart des entreprises questionnées ne pensent pas survivre sans aide massive, et un autre tiers anticipent devoir licencier d’autres employés pour survivre.

Les résultats détaillés de cette enquête font également apparaître des craintes de perte de chiffre d’affaires pour 2020 de 29% pour l’ensemble des secteurs (-65% dans les arts et spectacles, -49% dans l’hôtellerie, -43% dans la restauration, -42% dans le commerce de détail, mais -19% dans les services professionnels, scientifiques et techniques, -14% dans la finance et l’assurance, -3% dans le BTP)[19].

 

Scénarios pour sortir le tourisme de la crise

 

Le déconfinement progressif induira une reprise économique lente et sujette à de nombreux risques (seconde vague lors de la réouverture des frontières, perte de confiance des consommateurs et des touristes, etc.). L’institut UHERO estime que 116 000 pertes d’emploi seraient le résultat de l’arrêt brutal du tourisme, et que 104 000 licenciements résulteraient du confinement[20]. Le tourisme restant le secteur le plus vulnérable et le plus lent à redémarrer, des scénarios ont été élaborés par les chercheurs de l’institut, à partir des aides du gouvernement fédéral (prêts sans exigence de remboursement selon le « Paycheck Protection Program » de la récente loi « Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security (CARES) ») pour évaluer le nombre d’emplois qui pourraient être sauvés, soit environ 83 000. Par conséquent, il resterait une perte nette d’environ 165 000 emplois au second trimestre. Si le tourisme peut reprendre, ne serait-ce qu’à un niveau quatre fois plus faible que normalement pour le reste de l’année, alors l’institut UHERO estime que trois quarts des pertes d’activité pourraient être récupérées d’ici la fin 2020, comme l’indique le diagramme ci-dessous.

 

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Ce scénario optimiste dépend de nombreuses hypothèses, qui pourraient ne pas se réaliser. Un scénario pessimiste dans lequel les conditions de sécurité sanitaire ne seraient pas satisfaites et les touristes ne reviendraient pas rapidement, alors l’économie tournerait à bas régime, engendrant un chômage de longue durée, comme le suggère les diagrammes ci-dessous.

 

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Un tourisme durable ?

 

La clé d’une reprise économique vigoureuse se trouve donc dans le retour des touristes à Hawaii. Il est intéressant de noter qu’avant la crise du COVID-19 et l’arrêt brutal du tourisme, le franchissement de la barre symbolique des 10 millions de visiteurs en 2019 avait généré un intense débat auprès des résidents sur le concept de « surtourisme » à cause des embouteillages, surpeuplement, et dommages à l’environnement[21]. Certains avaient avancé l’idée d’émettre une limite au nombre de touristes, mais les chercheurs de l’institut UHERO ont établi que le problème était plus complexe à résoudre, et que la technologie était plus adéquate pour apporter des solutions de gestion des flux touristiques (« destination management »), qui peuvent aussi être utilisées pour faire renaître un « tourisme intelligent » (« smart tourism » dans le texte), tel que le Plan Stratégique 2020-2025 de l’Autorité du Tourisme de Hawaii l’envisageait. D’ailleurs, il était également déjà question d’une stratégie touristique durable à revoir (« Marketing to Managing Tourism »[22], « Charting a New Course »[23]) dans certaines récentes de UHERO avant la crise du coronavirus.

 

Conclusion

 

Il est aujourd’hui très difficile de prévoir quand et dans quelles conditions les voyages touristiques pourront reprendre dans le monde, tant la situation dépend d’un grand nombre de facteurs épidémiologiques (découverte d’un vaccin), mais aussi psychologiques (retour de la confiance). La situation en Polynésie française et à Hawaii est d’autant plus préoccupante que le principal moteur économique est le tourisme international. Comme l’indique le graphique ci-dessous, Hawaii a connu des périodes de forte croissance de ses recettes touristiques jusqu’au milieu des années 1980 avant d’osciller autour d’une tendance stable, puis de rebondir depuis la grande récession de 2009. Une fois, de plus, le tourisme hawaiien semble préparé à se réinventer pour surmonter le choc deux fois plus puissant qu’il vient d’encaisser. Il serait judicieux pour la Polynésie française, non pas de l’imiter, car chaque destination a des avantages comparatifs liés à ses spécificités, mais de s’inspirer de sa créativité et de ses politiques économiques ouvertes au monde pour améliorer sa compétitivité et assurer un développement durable.

 

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Source : « Charting a New Course For Hawai‘i Tourism », UHERO, Feb. 14, 2019.

https://uhero.hawaii.edu/charting-a-new-course-for-hawaii-tourism/

 

* Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur(s)’auteur(s) et ne correspondent pas nécessairement à celles de l’UPF ou du CETOP. 

 

[1] Nous utiliserons cette orthographe pour des raisons techniques.

[2] Voir pages 121-125 de l’ouvrage : Poirine, B., « Tahiti : une économie sous serre », L’Harmattan, 2011
https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=34228

Voir aussi : Dropsy, V., Montet, C., et Poirine B., « Le tourisme en Polynésie française et dans le monde : une étude comparative », présentation lors d’une Conférence Savoirs pour Tous, UPF, 20/05/2010.
http://www.monvr.pf/wp-content/uploads/2014/09/TOURISME_-_presentation_UPF_6dpp_.pdf

[3] Voir page 10 du rapport : « La balance des paiements de la Polynésie Française en 2018 », IEOM, 2019.

http://www.ieom.fr/polynesie-francaise/publications/rapports-annuels/

[4] https://dbedt.hawaii.gov/economic/

[5] http://www.ispf.pf/themes/SystemeProductif/Tourisme/Publications.aspx

[6] Les recettes polynésiennes ont été calculées en dollars au taux de change courant, c’est-à-dire en ne tenant pas compte des différentiels de parité de pouvoir d’achat, qui sont a priori en défaveur pour Tahiti. Cependant, les études donnent des estimations très variables de ces différentiels : l’institut UHERO annonce un surcoût de la vie de 18% pour Hawaii par rapport au « mainland », alors que l’institut MERIC trouve un différentiel de coût de la vie de 91,8% pour le même État !
https://uhero.hawaii.edu/little-relief-from-hawaiis-high-cost-of-living/
https://meric.mo.gov/data/cost-living-data-series

[7] Dropsy, V., Montet C.,, and Poirine B.. “Tourism, Insularity, and Remoteness: A Gravity-Based Approach.”, Tourism Economics, 2019.  doi:10.1177/1354816619855233.

[8] University of Hawaii Economic Research Organization (UHERO)

[9] https://uhero.hawaii.edu/category/economy/

[10] https://health.hawaii.gov/coronavirusdisease2019/what-you-should-know/current-situation-in-hawaii/

[11] https://www.staradvertiser.com/2020/05/07/hawaii-news/ige-green-make-case-for-partial-opening-of-economy/

[12] https://uhero.hawaii.edu/using-extensive-testing-and-geographical-isolation-to-mitigate-the-coronavirus-crisis-in-hawaii/

https://uhero.hawaii.edu/how-to-control-hawaiis-coronavirus-epidemic-and-bring-back-the-economy-the-next-steps/

[13] https://www.cerom-outremer.fr/polynesie-francaise/publications/etudes-cerom/covid-19-risques-conjoncturels-pour-l-economie-polynesienne.html

[14] https://www.tahiti-infos.com/%E2%80%8BLa-Polynesie-a-besoin-de-120-milliards_a190758.html

[15] https://www.tahiti-infos.com/%E2%80%8BLes-scenarios-noirs-du-patronat_a190800.html

[16] https://www.cerom-outremer.fr/polynesie-francaise/publications/etudes-cerom/les-comptes-economiques-en-2018.html

[17] https://www.courrierinternational.com/article/etats-unis-le-covid-19-met-hawaii-au-chomage

[18] https://uhero.hawaii.edu/covid-19s-uneven-impact-on-businesses-and-workers-results-from-a-uhero-chamber-of-commerce-hawaii-survey/

[19] https://uhero.hawaii.edu/county-results-from-small-business-survey/

[20] https://uhero.hawaii.edu/covid-19-developing-economic-recovery-scenarios-for-hawaii/

[21] https://uhero.hawaii.edu/can-hawaii-rise-from-the-ashes-of-covid-19-as-a-smart-destination/

[22] https://uhero.hawaii.edu/rethinking-hawaii-tourism-time-to-shift-from-marketing-to-managing-tourism/

[23] https://uhero.hawaii.edu/charting-a-new-course-for-hawaii-tourism/